Décembre 1980
Je ne connais pas encore New Rose et ce matin-là, je fais les cent pas à la Fnac Montparnasse dès l’ouverture. Un copain qui y travaille m’a appelé la veille pour me dire que le disque avait été livré. Je ne suis visiblement pas le seul à tourner dans les rayons en attendant la mise en bac de l’album. On s’épie du regard, presque complices.
Je me souviens encore des albums posés sur le présentoir, de la surprise du poids du disque dans mes mains, du prix incroyable (que j’ai d’abord pensé être une erreur d’étiquette) et de cette pochette qui élève le groupe au rang d’icônes de mode. Je ne le sais pas encore mais j’ai un trésor dans les mains.
Dans le métro qui me ramène chez moi, l’excitation est à son comble. Je ne peux pas résister, j’ouvre le disque, déplie le livret intitulé “The Armagideon Times, no. 3” que je dévore des yeux. Six faces, en noir et blanc, un nouveau numéro du fanzine du groupe. Arrivé chez moi, je pose religieusement le vinyle 1, morceau 1 sur la platine.
L’explosion “The Magnificent Seven”, hymne immédiat. Puis, le vertige de ces six faces qui n’en finissent plus. Je crois bien que cette première écoute fut un mélange d’incompréhension et d’admiration.
J’écris le numéro des faces sur les pochettes intérieures blanches en guise de repères. Je ne sais pas trop quoi faire de ces trois disques mais je ne peux m’empêcher d’y revenir tout le temps : écouter les six faces dans l’ordre ou sélectionner des morceaux ?
En quelques semaines, cet album gargantuesque est devenu la bande son de mes soirées, au point d’éclipser mes autres disques. Je voudrais en percer le mystère, arriver à en faire le tour. Au fil des écoutes, des morceaux s’installent, d’autres restent obscurs. Je reste comme aimanté par tant de diversité. Trois disques, six faces, trente-six morceaux, cent quarante-quatre minutes et dix-neuf secondes.
Peu à peu, je commence à percevoir l’ampleur de l’album. Les morceaux qui m’avaient d’abord presque ennuyé prennent une nouvelle saveur, celle de l’inconnu. J’ose m’avouer aimer des couleurs jazz, rap, calypso, gospel, blues que jusque-là je ne m’autorisais pas, pétris dans mes certitudes de “young punk”.
Je lis dans les magazines que certains voudraient réduire cet album à seulement quelques chansons (comme Sandinista Now!, la version presse de l’album). C’est mal le comprendre, je crois. C’est justement ce feu d’artifice d’inspirations, cet éclectisme qui en font la richesse : une immensité d’horizons musicaux, de métissages et d’avant-gardisme, sans perdre aucunement l’énergie du punk-rock. Il faut juste lui accorder du temps, beaucoup de temps.
Septembre 1981
Le groupe s’installe pour une semaine de concerts au Théâtre Mogador à Paris. J’y laisse toutes mes économies d’alors mais j’y suis tous les soirs. Je crois n’avoir jamais autant ressenti cette sensation d’assister à un moment d’absolu. Sept soirs de suite, mes chaussures sont couvertes de la poussière rouge de la moquette de Mogador laminée par un public fiévreux et agité.
Sept soirs d’éternité.
Épilogue
Quelques années plus tard, mon chat Gustave fera ses griffes sur la large tranche de l’album qui en porte toujours les stigmates. Il m’avait déjà rayé quelques disques en bondissant sur ma platine dont j’avais malheureusement cassé le couvercle. En découvrant son méfait, je me souviens l’avoir soulevé de terre, pris en quatre yeux pour lui expliquer le sacrilège qu’il venait de commettre. J’étais furieux, il me regardais, hagard. Avec le temps, c’est peut-être l’un des plus merveilleux souvenirs que je garde de lui.
—
Pascal Blua
12 Décembre 2025
Photographie : The Clash au Théâtre Mogador (Paris), 1981 © Pierre Terrasson